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17 juillet 2016

Une “économie du bien commun” à la française peut elle s'affirmer ?

Mutation de l’économie et du comportement de l’entreprise en France


Le mouvement de la responsabilité d’entreprise nous est venu du monde anglo-saxon. Est-ce par ce que l’imbrication de l’entreprise avec la société est une constante culturelle des pays protestants ? Est-ce parce que les pays catholiques ont longtemps séparé l’action publique et l’action privée en deux ordres qui se concurrencent ? Le succès grandissant de l’économie de marché, devenue la grille commune des comportements individuels dans la plupart des sociétés, a estompé ces différences historiques. Il y a aujourd’hui un modèle dominant : à l’entreprise de porter l’initiative selon des règles qu’on cherche à homogénéiser dans le monde entier, pour lisser les conditions de concurrence, et aux individus de garder pour eux les raisons de leur motivation. Quels que soient les régimes, les Etats sont appelés de plus en plus à garantir la neutralité de la vie économique. Ce mouvement cherche à éclore aussi en France où la sphère publique règne depuis le retour de l’Etat gaullien ; l’administration et ses corporations relais y ont pris le pouvoir, ne laissant aux chefs d’entreprise qu’une position en marge, tout en ayant perdu le sens d’une politique industrielle publique. La reconnaissance d’une autorité entrepreneuriale influente au cœur de la société a du mal à exister dans un pays où le contrat entreprise-société ne fonctionne toujours pas , faute d’une vision politique commune des acteurs concernés.

Ce défi culturel posé à la société française – condamnée à mettre son organisation sociale en phase avec son contexte de marché globalisé

 

Cet écartèlement des sphères de pouvoir explique pourquoi la France perd beaucoup de temps, d’argent et d’efficacité collective à vouloir relier les réalités de marchés internationales contemporaines avec ses codes traditionnels de fonctionnement. La démonstration est faite que L’Etat ne peut gérer une société ouverte et qu’il doit être, stratège, facilitateur, incitatif et pragmatique, qu’il doit faire confiance d’abord aux acteurs civils pour qu’ils inventent, construisent et produisent sur la base de quelques principes communs qui sont la base du pacte social. On sait tout cela mais on ne parvient pas à le faire. Notre prix Nobel d’économie, Jean Tirole, l’explique parfaitement dans « l’économie du bien commun »  qu’il vient de publier : l’économie du 21°siècle tire un trait sur les défaillances de l’économie administrée et prend acte des limites du tout-marché ; ce doit être l’économie de la régulation ou comment les acteurs économiques et les politiques doivent s’entendre pour que la responsabilisation s’organise par des mécanismes rationnels d’ajustement accepté des comportements. Cqfd.

Ce défi culturel posé à la société française – condamnée à mettre son organisation sociale en phase avec son contexte de marché globalisé –  ouvre une opportunité formidable à la RSE. Jean Tirole explique très bien en quoi la RSE s’inscrit dans les modes de régulation modernes, à quelques conditions précises à satisfaire. Elle doit rester volontaire car elle vient compléter le champ d’intervention de l’entreprise, en faisant de son implication sociétale, particulièrement utile, un vecteur de reconnaissance et de préférence sur le marché, créateur de valeur pour elle. L’autre condition est qu’elle s’inscrive dans le contrat avec les parties prenantes, afin de répondre aux préoccupations non satisfaites de la société civile, comme la contribution à l’emploi, au respect des ressources naturelles et aux exigences de justice. La troisième condition de succès de la RSE comme outil de régulation positive de l’économie de marché est qu’elle soit significative, en s’inscrivant dans des trajectoires de progrès qui résolvent les enjeux collectifs, définis aujourd’hui à travers les nouveaux ODD – objectifs du développement durable – des Nations Unies. C’est ce qui la distingue de la philanthropie qui ne suffit pas à corriger les dysfonctionnements de la croissance en volume. Ces 3 dimensions sont aujourd’hui comprises de nos entrepreneurs qui voient bien que « la durabilité du monde » est un vrai terrain de croissance attendu où les meilleures firmes l’emporteront demain.
La France est un pays où cette RSE, vecteur de bonne régulation public-privé, au service de « la durabilité » de la planète, est désormais appropriée par les grandes entreprises. N’hésitons pas à le dire : les classements internationaux mettent nos entreprises dans le peloton de têtes des pays les plus engagés en RSE. Peu importe les raisons, qui vont de la pression publique à l’engagement personnel de dirigeants exigeants qui ont ouvert la voie et l’incarnent aujourd’hui, de Olivier Lecerf à Emmanuel Faber en passant par François Michelin et Henri Lachmann. Pour autant, les qualités de métrique, les investissements en éco-conception, les efforts d’efficacité énergétique qui sont réels, n’empêchent pas que les relations parties prenantes sont faibles dans notre pays – pauvreté contractuelle une fois de plus ! –  et que la discussion entre partenaires sociaux n’implique pas la RSE. Ce point faible est à corriger rapidement si on veut que RSE rime avec compétitivité, comme savent le faire les Allemands qui se sont dotés d’une dynamique « d’économie sociale de marché responsable » pour la promouvoir à l’international, en mobilisant tous les acteurs. Tandis que nous instruisons encore des débats idéologiques d’un autre âge sur le degré d’obligation nécessaire et que nous croyons que nos règles deviendront naturellement les règles internationales.
La RSE peut devenir un élément reconstructeur du modèle économique et social français, où la demande de lien, d’équité et de sécurité sont très fortes. La RSE a un avenir en France, au-delà d’une légitimation d’une économie de marché qui n’a pas encore trouvé ses règles communes. Elle conduit à faire remonter à la gouvernance et au projet la volonté de conciliation des intérêts économiques et sociétaux, non par bienveillance ou pour acheter la paix, mais pour résoudre des enjeux systémiques que l’Etat défaillant ne corrige pas ou mal et parce que c’est à l’entreprise d’assumer ses externalités. L’encouragement récent des « green deals » est un signe de la compréhension montante de gérer « le bien commun » au cœur du modèle d’affaire. Ne gâchons pas nos chances alors que nos savoir-faire sont réels et nos faiblesses bien identifiées. La RSE est un sujet très sérieux, très puissant et très efficace pour accélérer la mutation contractuelle de notre société ; il répond directement aux enjeux mondiaux critiques, comme le climat, l’emploi, la gestion des ressources, l’équité et la sécurité de la production etc…qu’on peut retourner en opportunités de croissance durable, si tant est qu’on cesse de vouloir freiner « la demande sociétale ».   C’est ce qu’attendent les citoyens et les salariés inquiets, mais aussi les actionnaires interrogatifs et les régulateurs perdus. Voilà une carte française à bien jouer. Si le gouvernement voulait bien se contenter d’encourager le mouvement et le patronat se décidait à l’assumer collectivement et fortement, la responsabilité sociétale pourrait être le socle d’une refondation de la relation de l’entreprise à la société française, en ces temps de conflits latents et dispersions inquiétante des projets. Les meilleurs exemples le prouvent : l’économie de marché est responsable de son territoire ou elle ne prospère pas.