Chronique de novembre – Et si la révolution durable allait venir de l’intérieur de l’entreprise ?
Le paradoxe de la RSE est que ce sont les investisseurs qu’on accusait de tous les maux jusqu’ici qui poussent le plus les entreprises à prendre en compte le développement durable. Du moins les « investisseur éclairés » qui représentent une minorité de la gestion d’actifs mais une minorité agissante et croissante. En tout cas plus agissante que les consommateurs qui sont peu nombreux à « voter avec leur caddy ». Mais une autre force se dégage au sein des entreprises, au point de provoquer une transformation profonde du management. C’est celle des cadres qui n’acceptent plus « l’irresponsabilité de la décision », comme en parle très bien Isabelle Barth : irresponsabilité sociale, dans le marketing, dans la vie financière et tout simplement dans le fonctionnement courant de l’entreprise.
Cette remise en cause prend plusieurs formes convergentes aujourd’hui. Il y a la critique académique, animée aujourd’hui par l’excellent brulôt de Nicolas Bouzou et Nathalie de Funès qui se moquent des modes infantilisantes qui confondent créativité collective et gadgets d’animation. Il y a la transformation profonde des modes de travail et de la relation individuelle au travail et à l’employeur qui s’affranchit de la hiérarchie et de la tradition caporaliste ancienne. Il y a surtout une exigence culturelle des jeunes générations qui ne veulent plus s’épuiser dans des tâches dénuées de sens et se dévouer à des dirigeants qui ne méritent pas leur estime, sous la pression d’une conscience aigue des enjeux du monde, environnementaux notamment. Si la vague capitaliste cynique a toujours ses adeptes, dans le monde de « la tech » notamment, obsédée par le gain à court terme, la vision de l’entreprise qui l’emporte est celle de l’efficience combinée à l’utilité sociale. C’est celle que vient de consacrer la Loi Pacte en France, en scellant dans le code civil une définition de l’entreprise qui dépasse l’intérêt des associés, pour prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux (article 1833 CC).
Certes, cette transformation de l’idée d’entreprise, plus inclusive et en empathie avec les problèmes du monde, assumant les conséquences du triomphe de l’économie de marché mondialisée, est surtout un courant européen. Encore faudrait-il que l’Europe, délestée du libéralisme débridé de la City, affirme plus à l’avenir ce modèle et en fasse sa marque de fabrique mondiale pour répondre aux exigences d’une opinion qui ne satisfait plus d’un jeu asymétrique entre gagnants et perdants de la mondialisation des échanges. C’est même là une des sources du populisme qui nous gangrène.
Ce tournant qu’on peut observer dans nombre de situations, est en train de faire évoluer fortement le concept de RSE qui a porté courageusement cette vision d’ouverture à la Société, depuis vingt ans. On ne se contente plus désormais de réclamer des entreprises un respect minimum des cadres légaux et de prendre au-delà des engagements volontaires pour que « les choses aillent mieux », chacun à sa façon, à la vitesse qui lui convient, dans l’intérêt du système, sinon des investisseurs…On sait désormais que la transformation ne va pas assez vite, assez loin, assez bien ! La Cop 21 et l’adoption des Objectifs du développement durable en 2015, ont montré la nécessité d’une vision dynamique, si la planète veut aller mieux à la moitié du siècle, concernant les pollutions, les ressources disponibles mais aussi les équilibres sociaux, géopolitiques et humains. Ce qui veut dire que nous devrons avoir infléchi la trajectoire de façon significative vers 2030 et qu’il faut donc commencer maintenant. C’est le sens du concept de « durabilité » qui fait passer la responsabilité d’entreprise d’une démarche relative dite de conformité, à une démarche quantifiée dite d’engagement et même de combat, pour que les modèles d’affaire passent d’une réduction déterminée des impacts négatifs à une contribution mesurée et négociée des impacts positifs.
Le nouveau management exigeant et responsable, sait désormais qu’il doit agir dans le sens de la durabilité des modèles, en éclairant les gouvernances, en accompagnant les directions, en éduquant les salariés et en montrant l’exemple, au service de trajectoires de progrès stratégiques. Ce défi culturel nous occupera dans la décennie qui vient. Il décidera sûrement de la compétitivité sociétale des meilleures entreprises, de leur attractivité et de leur capacité d’innovation. Le modèle non durable est sûrement perdant et le modèle durable est gagnant, mais à trois conditions : qu’il soit pratiqué sérieusement pour convaincre les parties prenantes ; qu’il soit partagé par les managers et qu’il soit négocié avec les acteurs de marché, régulateurs ou partenaires, car le contrat est la voie privilégiée de toute stratégie durable, plus que la loi, plus que l’auto-régulation.
Le temps qui vient s’annonce passionnant pour les nouvelles générations qui portent cette exigence d’une économie qui soit capable de relever nos grands défis contemporains. Et pour les cadres qui trouvent là un horizon motivant pour justifier leur engagement professionnel ; car si les entreprises doivent dire leur « raison d’être », les salariés ont aussi un droit à la « raison d’être professionnelle ».
Patrick d’Humières – Président de l’Académie Durable Internationale
Novembre 2018